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Du libéralisme au néolibéralisme

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Mots clés :
  • Libéralisme

  • Le libéralisme économique admet un invariant : la défense de l’économie de marché, garante de liberté individuelle et d’efficacité collective. Mais ce courant de pensée est plus complexe qu’il y paraît. Aujourd’hui, atteint de plein fouet par la crise financière, résistera-t-il à cette situation ?

    « Libéralisme » est un mot aux significations multiples, porteur d’une lourde charge polémique (1). Fièrement revendiqué par les uns, il sert à diaboliser les autres. Il peut même, lorsqu’il traverse un océan, signifier à son point d’arrivée le contraire de ce qu’il voulait dire au départ. Ainsi, en Europe, un libéral désigne habituellement un adepte du laisser-faire et un adversaire de l’intervention étatique dans l’économie alors qu’au Canada anglais et aux États-Unis, un liberal est au contraire un partisan de l’intervention, un keynésien et même un social-démocrate.

    Le libéralisme classique

    Comme c’est souvent le cas dans le domaine des doctrines et des courants de pensée, les appellations naissent parfois très longtemps après l’émergence de ce qu’elles désignent. « Libéralisme » apparaît ainsi pour la première fois en 1818 sous la plume de Maine de Biran pour qualifier la doctrine des libéraux français. « Libéral » est beaucoup plus ancien ; son utilisation pour caractériser un partisan des libertés politiques apparaît au milieu du XVIIIe siècle.

    Le libéralisme s’applique à plusieurs dimensions de la réalité humaine et sociale. Il désigne ainsi la tolérance face aux actions et aux opinions d’autrui, dont on respecte l’indépendance et la liberté individuelle. On peut le qualifier alors d’individuel ou de moral. Dans un deuxième sens, le libéralisme s’applique au domaine politique. Il émerge comme opposition à l’absolutisme des monarchies de droit divin et s’identifie à la démocratie (2). Un troisième sens est économique. Le libéralisme s’identifie alors au laisser-faire, au libre-échange, à la liberté d’entreprise et à la limitation stricte des interventions gouvernementales dans l’économie.

    Au moment de la transition entre les sociétés féodale et capitaliste, les trois formes de libéralisme sont étroitement liées. John Locke en Grande-Bretagne et Voltaire en France sont deux exemples de personnages résolument libéraux dans les trois sens du terme. Mais avec François Quesnay et les physiocrates, à la fin du XVIIIe siècle, on assiste déjà à une dissociation entre ces trois dimensions. F. Quesnay et ses amis sont des partisans résolus de la monarchie de droit divin. Ils sont des apôtres non moins résolus du laisser-faire, expression qu’ils sont du reste les premiers à utiliser.

    Le libéralisme économique s’appuie sur une conception particulière des rapports entre l’économique et le social et du fonctionnement de l’économie, fonctionnement décrit par l’économie politique classique, fondée et développée, entre autres, par Adam Smith, Jean-Baptiste Say et David Ricardo. Fascinés par la physique newtonienne, ces penseurs cherchent à construire une physique sociale, dans laquelle la loi de la gravitation universelle sert de modèle au postulat de la rationalité de l’individu, de l’Homo œconomicus mû par son égoïsme, son intérêt personnel. Dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), œuvre fondatrice de la pensée économique libérale, A. Smith illustre par la fameuse parabole de la main invisible l’une des idées fondamentales du libéralisme : poursuivant ses intérêts matériels personnels sans égard pour ceux de ses concurrents, chaque individu est amené, comme par une main invisible, « à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions (…). Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler. » Il faut toutefois ajouter qu’A. Smith, auteur de La Théorie des sentiments moraux, a du laisser-faire et de ses conséquences une conception plus nuancée que ses successeurs et en particulier ceux qui, aujourd’hui, se réclament de lui. Il en est de même de Léon Walras, qui a cherché pourtant à traduire mathématiquement la parabole de la main invisible dans son modèle d’équilibre général. Pour L. Walras, qui se définissait politiquement comme socialiste, l’équilibre général ne génère pas nécessairement la justice sociale.

    Keynes et le nouveau libéralisme

    John Maynard Keynes se définissait comme libéral, et fut d’ailleurs membre actif du Parti libéral anglais pendant la plus grande partie de sa vie (3). Mais son libéralisme consistait en une défense sans compromis de la liberté individuelle, en particulier sur le plan moral, et de la démocratie politique. Il ne croyait pas au laisser-faire. Dans La Fin du laisser-faire (1926), il écrit : « Il n’est nullement vrai que les individus possèdent, à titre prescriptif, une “liberté naturelle” dans l’exercice de leurs activités économiques. (…) Il n’est nullement correct de déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé œuvre toujours en faveur de l’intérêt général. »

    Keynes n’est évidemment ni le premier, ni le seul à remettre en question le laisser-faire. Les porte-parole des diverses tendances du socialisme, certains penseurs chrétiens, les économistes de l’école historique allemande et de l’institutionnalisme américain ont mené dès le XIXe siècle la lutte contre le libéralisme économique. John Stuart Mill considérait que la liberté économique n’avait pas le même statut que la liberté individuelle et politique, et pourrait éventuellement laisser la place au socialisme. Mill est le précurseur d’un courant de pensée qui va se développer à la fin du xixe siècle au sein du Parti libéral britannique, et dans lequel Keynes s’inscrit : le nouveau libéralisme. Les nouveaux libéraux considèrent que le libéralisme classique a accompli son œuvre et que, désormais, le capitalisme génère des maux dangereux : crises, chômage, pauvreté, inégalités de revenus inacceptables. C’est à l’État que revient la responsabilité de corriger ces maux, et cela à travers un interventionnisme très actif.

    Keynes décrivait le nouveau libéralisme – qu’il appelait parfois libéralisme social ou socialisme libéral – comme une « troisième voie » entre libéralisme et socialisme. Il a donné dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), sans doute l’un des ouvrages les plus influents avec la Richesse des nations d’Adam Smith, un fondement théorique à l’interventionnisme, une rationalisation économique à l’État providence. Ce fondement passe par une critique radicale de l’économie classique et de l’idée de l’autorégulation de l’économie par le marché. Le principal message de la Théorie générale est qu’il n’existe aucun mécanisme qui assure spontanément le plein-emploi dans les économies capitalistes. La persistance du chômage et celle d’écarts inacceptables dans les revenus et les fortunes sont des caractéristiques structurelles des économies capitalistes, qui ne peuvent être corrigées que par une intervention active de l’État. La révolution keynésienne remet donc le politique, et les objectifs sociaux, au premier rang par rapport à l’économique.

    Alors que Keynes prônait, à la fin de son livre, l’« euthanasie du rentier » et une large socialisation de l’investissement, c’est une version plus modérée du keynésianisme qui s’est imposée dans la plupart des économies dans les trente années de l’après-guerre. La majorité des économistes, comme les décideurs et l’opinion publique, admettaient que le droit à l’emploi, à un revenu décent, à la protection sociale doit être garanti par les pouvoirs publics et que des politiques actives d’intervention de l’État dans l’économie peuvent permettre l’atteinte de ces objectifs. Mais cela n’impliquait pas nécessairement de changements structurels importants dans les économies.

    Aux frontières du libéralisme

    Comme le mot « libéralisme », « néolibéralisme » est aussi porteur d’ambiguïté. Contrairement à ce que l’on peut penser, il est d’un usage très ancien. On le trouve sous la plume de Lamartine, en 1843, comme synonyme de libéralisme. Plus tard, il est employé parfois comme synonyme de nouveau libéralisme, par exemple par Walter Lippman. Mais il sert aujourd’hui à désigner la résurgence, dans les années 1970 et 1980, d’une forme radicalisée de libéralisme économique que l’on oppose au keynésianisme et à l’interventionnisme. Mouvement idéologique et politique, il s’appuie sur une diversité de courants théoriques dont les principaux sont le monétarisme, l’école autrichienne, l’économie de l’offre, la nouvelle économie classique et l’anarcho-capitalisme.

    Adversaire et critique opiniâtre de Keynes, dès la fin des années 1920, Friedrich von Hayek s’est donné comme ambition explicite de donner de nouveaux fondements idéologiques, politiques et économiques au libéralisme (4). Il a modernisé la parabole smithienne de la main invisible dans sa vision de la société et du marché comme « ordres spontanés », nés de l’action humaine sans planification préalable. Dès 1944, dans La Route de la servitude, il affirme que toute forme d’intervention de l’État dans l’économie, en particulier pour établir une mythique justice sociale, ne peut mener qu’à des résultats contraires à ceux escomptés, et paver la voie au totalitarisme. La crise des années 1970 et 1980 est pour lui le fruit des politiques keynésiennes d’intervention, et le chômage est la cure indispensable pour rétablir les équilibres qui ont été rompus par ces politiques.

    Milton Friedman est le porte-parole le plus connu et le plus efficace du néolibéralisme. Il est le principal théoricien du monétarisme et met au premier rang la lutte contre l’inflation plutôt que la lutte contre le chômage. Apôtre infatigable du marché et du laisser-faire dans tous les domaines de l’activité économique, M. Friedman oppose à l’interventionnisme keynésien le désengagement de l’État, la privatisation et la déréglementation, l’affaiblissement du pouvoir syndical et plus généralement des contraintes qui pèsent sur le marché du travail, telles que l’assurance-chômage et le salaire minimum. Ces contraintes sont responsables du niveau élevé de ce que M. Friedman a appelé le « taux naturel de chômage ».

    Au monétarisme de M. Friedman a succédé, dans les années 1980, la « nouvelle économie classique », en référence explicite à l’économie classique que Keynes avait attaquée. Poussant à la limite l’idée de la rationalité de l’Homo œconomicus, cette école fait l’hypothèse que tous les marchés sont toujours en équilibre, et que les individus utilisent rationnellement toutes les informations dont ils disposent. Ils peuvent prévoir, en particulier, les effets de toutes les politiques économiques, qui sont donc inefficaces. Pour la nouvelle économie classique, tout chômage est volontaire et résulte d’un choix des travailleurs.

    À la frontière extrême du néolibéralisme, on trouve des courants comme l’économie de l’offre et l’anarcho-capitalisme. Les premiers, inspirateurs de la « reagonomique », prônent la réduction des impôts des plus riches et la suppression radicale des programmes de protection sociale qui servent à protéger paresseux et déviants. Le mouvement anarcho-capitaliste, appelé aussi libertarien, propose l’élimination totale de l’État, et la privatisation des fonctions que lui réservait A. Smith : l’armée, la police et la justice.

    Ces courants de pensée partagent certaines convictions qui constituent un support idéologique pour les politiques de déréglementation et de démantèlement de l’État providence menées à partir des années 1980 dans plusieurs pays, accompagnées par une dérégulation financière à l’échelle mondiale. Le néolibéralisme peut par ailleurs s’accommoder d’un État autoritaire. M. Friedman et F. Von Hayek ont ainsi, en se référant à la situation chilienne, laissé entendre que, dans des cas exceptionnels, une dictature politique pouvait s’avérer nécessaire pour rétablir la liberté économique. Le néolibéralisme peut aussi s’accommoder, sur le plan des valeurs morales, d’une remontée du conservatisme et du fondamentalisme religieux, comme on l’a vu aux États-Unis.

    Les politiques néolibérales ont mené à une impasse, génératrice d’un nouveau retournement idéologique. L’injection massive de liquidités dans les économies, le sauvetage d’entreprises financières en péril n’ont pas suffi à prévenir une crise d’une ampleur qui approche celle de 1929. Des dirigeants politiques connus pour leur adhésion au néolibéralisme deviennent brusquement partisans d’une « refondation du capitalisme », d’une soumission de la finance à l’entreprise, d’une réglementation de la spéculation et même de nationalisations d’entreprises. Ce n’est pas un retour intégral aux idées de Keynes, mais à un interventionnisme important. Il est impossible de prévoir le futur avec certitude – c’est l’un des messages de Keynes –, mais il y a tout lieu de croire que la domination de l’idéologie néolibérale a fait son temps.

    Par Gilles Dostaler (Sciences Humaines)

    NOTES :
    (1) Voir, pour une présentation plus détaillée des idées exposées dans ce texte, G. Dostaler, « Néolibéralisme, keynésianisme et traditions libérales », La Pensée, n° 323, 2000.
    (2) Mais Hayek, parmi d’autres, refuse d’identifier le libéralisme, qui est pour lui la valeur suprême, et la démocratie, qui tend à se transformer en dictature de la majorité et des classes moyennes. Il se réfère en cela aux thèses de Tocqueville.
    (3) Sur Keynes, voir G. Dostaler, Keynes et ses combats, Albin Michel, nouv. éd. révisée et augmentée, 2009.
    (4) Voir G. Dostaler, Le Libéralisme de Hayek, La Découverte, coll.« Repères », 2001.


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